Interview d'Olivier Lavoisy, directeur de production éditoriale aux éditions Brandon et directeur des éditions Esperle

1/ En quoi consiste votre métier de directeur de production éditoriale au sein d'une maison d'édition comme Brandon & Compagnie ?

Le responsable éditorial (on parle parfois de « responsable de la publication », en fusionnant une fonction technique et une fonction légale, laquelle renvoie à la responsabilité juridique) est la personne qui décide en dernier ressort. Pour les éditions Brandon, Caroline Nicolas tranche : acceptation ou refus des manuscrits reçus. On l’appelle, plus communément, l’éditeur.

Le responsable de la production éditoriale est le relais entre l’auteur et l’imprimeur, une fois le manuscrit accepté et retravaillé par notre éditrice, une fois que notre auteur, donc, a bouclé son texte : il s’agit de passer d’un fichier texte (élaboré à l'aide d’un traitement de texte, le plus connu étant Word) au fichier prêt à être imprimé (le BAT, Bon à tirer). Tel est le cœur de mon travail.

Pour tout texte, la première étape du processus est le nettoyage typographique : traquer, avant tout, les espaces (le nom est féminin, dans l’édition) et les majuscules(on dit « capitales », dans l’édition) pour qu’elles se conforment à des règles séculaires de l’édition francophone. La deuxième étape est la correction orthographique et grammaticale : chasser les coquilles et les fautes encore nichées dans le texte. Cette relecture minutieuse est effectuée à l'œil (on parle de « relecture humaine ») avec, parfois, l’aide d’un logiciel professionnel.

Puis, c’est la mise en page ! Chez Brandon comme pour la plupart des maisons d'édition, chaque collection possède sa maquette graphique : la Brandillon, la Brandebourg et la Square Brandon. Du temps gagné, de la cohérence assurée (la typographie est la couleur et le parfum d’une maison d’édition). Selon le contenu (des dialogues, des citations, des vers), le travail est plus ou moins rapide, mais captivant toujours.

Le travail de mise en page conduit à la première épreuve, concrètement un fichier PDF qui respecte la maquette de la collection. Revu conjointement par Caroline Nicolas et moi-même, le document est soumis, ensuite, à l’auteur. Attention, ce ne sont plus, à ce stade, que d’ultimes coquilles que l’on corrige ! L’ajout ou le retrait de mots risque de modifier toute la mise en page. Trop tard.

Sur la base de cette première épreuve, l’auteur donne son BAT, un engagement contractuel. Le texte est désormais figé : l’auteur ne pourra pas se retourner contre l’éditeur, une fois le livre imprimé, si ce qui a été publié ne lui convient plus.

Ne parlons pas de conflit, rare, mais de tentation légitime, je dirais naturelle, des auteurs de modifier leurs textes encore et toujours. L’éditeur et le correcteur, eux, sentent à quel moment un texte trouve son équilibre. L’auteur, lui, doute, hésite. Probablement, la peur de dévoiler son texte, de se dénuder face au monde tout en espérant trouver des lecteurs. Cette tension, inhérente à l’écriture, se relâche quelque peu qu’on lui soumet la première épreuve. Le regard sur son texte se transforme.Un jour, un auteur m’a dit : « Je comprends mieux mon texte. »

Faire de la composition — l’autre dénomination de la mise en page —, c’est donner une forme à un texte pour que le sens s’exprime mieux.

Et alors, une fois le BAT approuvé par l’auteur ?

Pour lancer la fabrication, j’envoie à l’imprimeur un fichier PDF spécial (PDF/X, un format spécifique à l’édition, appelé communément « PDF imprimeur »). Ma mission n’est pas achevée, je demeure aux aguets : les délais, les éventuels problèmes techniques (un rendu de couleur, par exemple), la livraison.

Le nombre d’exemplaires imprimés (le tirage) dépend du format de l’ouvrage, de la réception attendue, de la technique employée (l’offset ne permet pas de petites séries). Pour les presses numériques, non offset en somme, nous voulons privilégier le tirage à la demande, en des séries limitées.

Caroline Nicolas et moi-même œuvrons sans distributeur ni diffuseur afin de diminuer fortement les coûts de diffusion et la dépendance envers des acteurs qui imposent leurs modes de gestion. Ce qui exige d’autant plus d’implication dans la promotion des œuvres publiées.

Tout livre publié est visible sur les bases professionnelles (Bibliothèque nationale de France, Electre, etc.). Dès lors, en plus des commandes ponctuelles passées par des librairies — de la vente indirecte, donc —, d’autres canaux de diffusion sont utilisés : la vente directe à des particuliers via le site de Brandon & Compagnie, notre maison mère, mais aussi le développement de partenariat avec des libraires désireux de nous commander des lots.

2/ Quelle est votre vision du secteur de l’édition ? Que souhaiteriez-vous améliorer ?

Avant tout, une industrie comme une autre, pour reprendre le titre de l’un des billets de votre blog. Une maison d’édition a des charges, une comptabilité, des obligations légales et, si j’ose dire, sanitaires ; elle rétrocède les droits d’auteur qu’elle a encaissés lors de la vente. Depuis une trentaine d’années, le secteur de l’édition vit des évolutions peu originales : une concentration qui frise l’oligopole et, en même temps, une extrême atomisation des maisons d’édition — l’écrasante majorité des maisons d’édition françaises sont des microstructures.

Une petite précision, mais clef, sur la production : peu de maisons produisent en interne, y compris les plus grandes et les plus visibles. La plupart font appel à des indépendants et des freelances pour la production éditoriale, ou à quelques studios de composition.

De fait, les spécificités du secteur renvoient au problème classique de gestion industrielle : où se trouve la marge économique ? Aucunement chez l’auteur sauf dans le cas d’une star, pas toujours chez l’éditeur, le compositeur ou le libraire mais, le plus souvent, chez les distributeurs et les diffuseurs. Le déséquilibre est criant.

En conséquence, à l’instar des auteurs, de nombreux éditeurs mènent une double activité : le livre rémunère mal ses producteurs. L’auteur est le plus mal loti ; l’éditeur et ses partenaires ont, du moins, le choix d’un statut de professionnel (mandataire social, salarié, commerçant, micro-entrepreneur).

Que faudrait-il améliorer ? Je parlerais plutôt, pour les maisons d’édition, de choix à défendre : l’auto-diffusion et l’auto-distribution, comme nous nous y attachons, chez Brandon & Compagnie, pour les éditions Brandon et, depuis peu, pour les éditions Esperle. Autres pistes : des modèles intermédiaires, telles des coopérations, des associations de petits acteurs de l’édition qui associent des réseaux de libraires ? Le chantier est vaste.

3/ Quelle est votre vision du métier d’éditeur et de ses enjeux ? Que devraient en connaître les auteurs ?

En principe, un auteur n’a pas à connaître ces sujets. Il peut être excellent, mais ignorant presque tout de l’édition.

En réalité, si l’auteur chemine mieux avec un éditeur qui le comprend, la symétrie est indubitable : un éditeur travaille mieux avec un auteur qui a quelques idées sur la chaîne du livre. Ouvrir la boîte noire de l’édition pour savoir ce qui s’y trouve, pour comprendre qu’un livre n’est pas produit uniquement avec du temps, de l’argent et de la passion, mais, concrètement, avec des outils (des logiciels, des presses), des codes, des contacts, des bases de données en ligne, etc.

Un conseil ? Que l’auteur ne cherche pas à peaufiner la mise en forme de son texte, c’est mon affaire… Un manuscrit quasi brut est plus facile à travailler : je me suffis des sauts de chapitre visibles et des « enrichissements » sémantiques (les mots ou les passages en italique, qui signifient quelque chose).

4/ Quel regard portez-vous sur le métier d'auteur ? Qu'est-ce qu'être auteur aujourd'hui selon vous ?

Au risque de provoquer, je considère qu’être auteur n’est pas un métier, ou de manière très parcellaire. C’est un travail qui nourrit très peu de personnes, une activité qui offre très peu de reconnaissance sociale. Indubitablement, un auteur développe une expertise, un savoir-faire, des compétences donc, mais, sauf exception, fait-il carrière ?

Être auteur n’en est pas moins une pratique des plus sérieuses. Être auteur, c’est s’inscrire dans un écosystème, dit-on aujourd'hui. Produire un livre requiert du temps et de l’argent.

Soyons précis. Un auteur ne produit pas un livre mais un texte. Et un livre est plus qu’un texte, c’est un texte-mis-en-forme, porté : « publié ». Personne ne lit un roman sur un logiciel de traitement de texte (Word, LibreOffice), pour le dire schématiquement.

Au fait, doit-on parler d’auteur ou d’écrivain ? Je ne suis pas certain d’être toujours en accord avec moi-même quand je prétends, urbi et orbi, qu’est écrivain la personne qui vit au travers des mots, qui respire par l’écriture, alors que l’auteur est celui qui voit son texte publié. On pourrait dire qu’il y a beaucoup d’auteurs et peu d’écrivains. Au fond, l’important est de distinguer l’acte d’écrire pour soi-même, voire ses proches, de celui pour un tiers, son véritable lecteur. Et le lecteur des lecteurs, qui peut lire en se décentrant, en imaginant d’autres réceptions du texte que la sienne, celui-là a un nom : l’éditeur.

Être auteur aujourd’hui en vaut-il la peine, alors que plus 80 000 nouveaux titres paraissent chaque année, quand le monde tourne mal, quand un texte apparaît bien fragile face aux périls ? Je réponds d’un « oui » pugnace ! On n’écrit pas pour sauver le monde mais pour se confronter à lui, pour le comprendre. Pour l’éclairer : ce n’est pas grand-chose, c’est beaucoup.

5/ Quelle place tiennent ou doivent tenir les formations en écriture pour les auteurs en devenir ? À quoi tient l'originalité des parcours proposés par Brandon & Compagnie ?

Abruptement, j’affirmerais que les formations en écriture ne me paraissent pas indispensables. Ce qui l’est est de travailler, comme vous le montrez sur votre blog. Est-on capable de le faire sans se former ? Avant de rencontrer Brandon & Compagnie, j’étais circonspect quant aux formations à l’écriture.

À ma connaissance, la plupart des ateliers d’écriture en France proposent, essentiellement, un travail sur l’imaginaire pour stimuler la création d’histoires : on assiste à une session, on vous demande de développer une histoire sur un thème puis de la partager au reste du groupe, bref on vous aide à trouver une histoire à raconter.

Selon Caroline Nicolas, l’auteur en devenir dispose déjà de l’histoire — tout le monde a quelque chose à dire — ; choisir le médium de l’écriture pour la raconter et la partager avec un tiers qui ne soit pas son miroir, tout cela peut suivre des règles— disons, des bonnes pratiques pour ne pas penser aux règles d’orthographe. Cela s’apprend, se travaille, que l’on soit novice ou expert. La phase de rédaction — aligner les mots, un plaisir ou un effort, selon les personnes, selon les moments — n’est que le prélude de l’écriture. Dans ses ateliers d’écriture Brandon & Compagnie, Caroline transmet trente ans de vie dans le monde de l’édition.

La littérature ne se réduit à des histoires. Comme nous le défendons au quotidien, au sein des ateliers et par les œuvres publiés, le thème fait rarement l’originalité, c’est l’intention qui donne toute sa substance à un récit. Autrement dit, ce que l’auteur souhaite exprimer à propos du thème qu’il aborde, et la manière dont il le dit. Tout a déjà été dit, tout reste à écrire.

Bref, l’écriture est une technique qui peut s’apprendre et une pratique qui doit s’encourager. J’ajoute, avec passion : parler de technique encore et toujours n’est pas rabat-joie. Le plaisir d’écrire, immense, est d’autant plus intense que l’on travaille, quelles que soient ses aptitudes. Les plus grands génies sont de talentueux bourreaux de travail. L’inspiration est bienvenue, certes, mais c’est un autre sujet

6/ En tant que professionnel de l’édition et grand lecteur, selon vous, qu’est-ce qui fait un « bon auteur » ?

Les deux casquettes sont différentes.

En tant que lecteur passionné, voire vorace, ma perception est qu’un bon auteur détient une voix particulière capable, dans ses textes, de libérer une musicalité unique. Quelque chose demeure, quand le livre se referme : des timbres, des rythmes, des temps, des mouvements.

En tant que professionnel de l’édition, un bon auteur fera, plus que tout, m’intéresser à des textes vers lesquels je ne me serais pas dirigé en librairie ou en bibliothèque. Des textes qui offrent un regard différent, une voix particulière, dont le travail de qualité me guide vers un univers hors de ma sensibilité première, pas ma tasse du thé pour parler familièrement.

Bref, un bon auteur, pour moi, est celui qui propose un texte à la vie propre, qui peut séduire des lecteurs de multiples sensibilités, qui les transporte dans un monde.

Au fait : un grand lecteur, dit-on, c’est un minimum de vingt livres par an… Un professionnel de l’édition n’est pas un grand lecteur, il doit être un Gargantua de la lecture.

7/ Quelles recommandations auriez-vous pour des auteurs en devenir ?

Un auteur doit lire, beaucoup. Peut-on être cuisinier sans aimer manger et goûter à toutes les marmites ? Si l’on souhaite se faire publier, il est indispensable de bien connaître la maison d’édition à qui l’on transmet son manuscrit : son catalogue est, selon le terme à la mode, son ADN.

Pas de littérature pour enfant, chez nous, pas de livres illustrés non plus. Aux éditions Brandon, vous ne trouverez aucun thème prédéfini si ce n’est l’exigence littéraire. Rien n’est plus salutaire que de lire quelques-uns des livres déjà publiés, quel que soit l’éditeur (notre livre-catalogue, Drôles de virus, a été publié début décembre : 14 auteurs, 14 textes inédits, 17 textes parus ou à venir ainsi que la postface programmatique de Caroline Nicolas).

Une autre recommandation : cultiver les langues étrangères ! J’éprouvais, enfant, la frustration de ne parler que le français au sein de mon cercle familial. J’ai commencé à sentir la langue française lorsque je me suis mis à parler, à lire, en fait à penser dans une autre langue, exfiltré de ma langue maternelle. Découvrir d’autres langues, même sans les maîtriser, permet de saisir le caractère propre de la sienne, non sa supériorité mais son génie. Nul hasard si de nombreux écrivains parmi les plus grands, à l'instar de Proust avec les textes de Ruskin, se sont essayés à la traduction. Mais c'est toute une histoire qui déborde du cadre de mes fonctions : Caroline Nicolas, rompue à la traduction littéraire, propose d’ailleurs un cycle sur ce thème.

Enfin, je ne saurais que trop prescrire la patience car un manuscrit doit être lu et digéré par plusieurs personnes. La tourmente sanitaire décale bien des échéances.

8/ Identifiez-vous de grands enjeux ou des tendances en matière de création littéraire ?

Tendances ? Je me méfie des effets de mode qui masquent des permanences. Peu de nouvelles formes émergent, peu de thèmes inédits apparaissent, les romans de gare sont plus anciens que les trains, Balzac a brillé dans le roman-feuilleton, le grivois est vieux comme l'Antiquité, etc.

Il n'empêche. Si le « grand lecteur » que je suis est malaisé à répondre, car je fais un tri sévère dans ce qui entre dans ma bibliothèque, le « pro » que j'essaye d'être repère quelques tendances en littérature :

— L'ésotérisme, le paranormal, l'anticipation, la science ou la politique ou la société-fiction (autant de choses différentes mais qui, parfois, s'imbriquent) ;

— Ce que les Français décrivent, en mauvais anglais, comme le feel-good, une lecture qui-fait-du-bien, qui détourne-de-la-grisaille-quotidienne ;

— Rien d'inédit, mais une recette éprouvée depuis des siècles : des personnages auxquels on peut bien s'identifier, dans lesquels on peut se projeter.

Enjeux, aussi, pour les professionnels de l'édition : trouver un modèle économique, le terme consacré est juste, pour survivre, puis prospérer au service de ceux qui vivent en littérature (les éditeurs, correcteurs, compositeurs, imprimeurs, libraires, etc.).

L'édition est une industrie comme une autre, disiez-vous, en ce sens que la logistique est le nerf de la guerre et le sabre sur lequel beaucoup tombent : la diffusion et la distribution ; d'autant que l'amont, ce dont nous parlons dans cet entretien, est mal connu, peu valorisé.

Toute activité doit être rentable, or le lot de beaucoup de pro' est d'être financé par un tiers (conjoint, double ou triple activité, poste à l'Université, dettes de banque, etc.). L'édition n'est pas en danger, sa diversité, elle, est très fragile.

9/ Une librairie indépendante à recommander ? Une maison d’édition ?

La librairie indépendante est locale, je pourrais évoquer telle ou telle avec qui nous travaillons (à Voiron, Grenoble, Chambéry, Saint-Marcellin par exemple, pour qui vit dans lesAlpes du Nord) mais ma recommandation est de découvrir les réseaux :

https://www.leslibraires.fr/

https://www.chez-mon-libraire.fr/ (pour la régionAuvergne-Rhône-Alpes)

https://www.libr-aire.fr/ (pour la région Hauts-de-France)

https://asso.librairies-alip.fr/ (pour la région Pays-de-la-Loire)

— etc.

Recommander une maison d'édition m'invite à prêcher pour ma paroisse, évidemment : les éditions Brandon et, tout neuf, les éditions Esperle qui forment et professionnalisent les auteurs.

L'intérêt de l'interview est néanmoins de sortir du pro domo. Recommander quelques maisons d'édition qui sortent du lot ? S'il n'en fallait que deux pour respirer la littérature :

Publie.net (les pionniers de l'édition numérique en France, un véritable catalogue de littérature contemporaine, un effort de mise en forme, une énergie contre vents et marées, un respect des auteurs) ;

Les éditions du Cheyne (avec une sensibilité poétique et typographique à louer).

Je manquerais à l'honnêteté de l'interviewé si nous faisions l'impasse sur une passion personnelle, une raison de se ruiner, un prétexte pour se coucher tard, un très grand nom de l'édition française : La Pléiade.